L'hématome d'Anke
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De nouveau réveillé aux aurores, j'aborde cette journée comme les autres, en faisant le tour du ponton avant de prendre mon petit déjeuner avant tout le monde. C'est le grand jour, nous sommes amarrés à Cod Hole, qui est le but du voyage. En effet, peu de bateaux viennent sur ces sites éloignés au nord de Cairns, dont celui-ci où résident d'énormes poissons ressemblant à des mérous (potato cod), et nourris depuis des décennies par les rejets des bateaux de pêche puis maintenant par les plongeurs. Je ne suis pas un grand amateur de ces séances de "feeding", car cela enlève le charme de l'imprévu et modifie le comportement des animaux. Pour autant, je ne vais pas cracher dans la soupe, et il ne s'agit guère d'un aquarium. Nous nous plaçons en demi-cercle autour de la monitrice de plongée, déjà suivie par deux gros spécimens poursuivant le seau rempli de poissons. Elle s'amuse à sortir un poisson juste devant le masque de chacun pour que le mérou le saisisse d'un coup sec et rapide et impressionne chaque plongeur. Elle se fait prendre à son jeu quand le plus gros des deux mérous lui arrache son gant et s'enfuie comme un fou dans un nuage de sable, passant à toute allure près de moi. Son remplaçant est tout aussi caractériel et arrache le détendeur d'Anke en partant avec un poisson, lui laissant un petit hématome à l'œil. Ca se passe si vite qu'elle ne peut que constater que tout va bien et accepter le détendeur de l'instructrice pour respirer avant de remettre le sien. Lors du deuxième tour, c'est Alison qui se prend le mérou dans le masque. Shark Alley, l'avenue des requins, nous est ensuite indiquée. Jim part à toute allure dans l'espoir d'en voir avant qu'il ne soient effrayés par l'ensemble de notre groupe. Je fonce dans une direction parallèle et me livre à un véritable exercice de voltige sous-marine, rasant le fond et le corail, pivotant pour m'adapter au relief, appréciant cette apesanteur grisante. D'un coup sec, je me redresse après 5 minutes d'ivresse, et tombe nez à nez avec une grosse murène. Jim a continué et ne la voit pas, mais tous les autres me voient leur signaler, y compris le skipper qui filme sous l'eau pour la vidéo de la croisière. Je continue mon exploration en cherchant à aller le plus profond possible afin d'avoir de la marge pour le reste de la journée : en effet, il faut plonger toujours moins profond que la plongée précédente par précaution. J'abaisse mon poignet avec l'ordinateur de plongée jusqu'à 26metrès dans un lieu où le corail part en pente jusqu'à cette profondeur, et remonte à 20 mètres de là. Avec ceux qui ont pu venir a cette profondeur, nous apercevons un requin furtivement. Je reste dans le coin et en voit deux autres, sans comprendre pourquoi tout le monde s'est empresse de repartir. En fait, j'ai ma petite idée : nous sommes loin du bateau, le courant nous en écarte, et ils se comportent comme des moutons. Une anglaise reste à l'écart sans raison, et je dois rassurer sa buddy plus loin - la visibilité est si bonne que nous voyons ses bulles à 20-30 mètres de la. Revenant rapidement vers les autres, je me dis encore que ça ne sert a rien d'explorer seul, car le seul intérêt est de partager les visions avec les autres, et je ne rate rien que je n'aie jamais vu. Je m'étonne aussi de ce passage rempli de requins, en me disant que cette allée est vraiment pleine de requins... d'où le nom! Suis-je si calme sous l'eau que je ne réfléchis pas beaucoup? Je viens de me rendre compte que c'était ça la Shark Alley, bien que personne ne soupçonnait que c'était si loin. Assurément, je vais y retourner à la plongée suivante. Le skipper parle d'annuler la plongée car le courant s'est levé, mais nous retournons au Cod Hole peu après. Anke s'est évidemment décidée à venir plonger avec moi, d'autant que d'autres veulent se reposer. Je l'emmène droit à Shark Alley même si elle est limitée à 18 mètres par son niveau de plongée et sa plongée précédente. Sur le fond blanc, j'aperçois et signale un requin de récif a pointe blanche immobile. Je m'en approche jusqu'à 2-3 mètres avant qu'il ne détale à toute vitesse. Le passage est si beau que je m'assois sur la pente, comme devant une route, espérant voir passer d'autres requins. Je rejoins ensuite Anke qui explore le récif, avant que les autres ne nous rejoignent. Alors que tout le monde a les yeux tournés vers le corail, je m'élance vers la Shark Alley pressentant qu'un requin y passe sans doute à l'écart de nous tous. Ca ne rate pas et je peux ainsi nager au-dessus de lui alors qu'il accélère pour continuer de déambuler en paix. Les autres m'ont suivi du regard et ont pu me suivre suffisamment pour l'apercevoir. Le reste de la plongée avec Anke est dans la continuité de notre complicité sous-marine : nous allons chacun de notre côté, tout en sachant que l'autre est dans les environs, et elle fait quelques repérages surprenants. L'après-midi est encore dévoué à la plongée bien sûr. Ce coup-ci, c'est Alison, Anke et moi, mais avec des profils de plongée très différents, donc je démarre à 10 mètres sous Anke, elle-même 3-5 mètres sous Alison. Je ne me rends pas compte que mes bulles la dérangent en remontant vers elle, et ne comprends donc pas pourquoi elle est toujours devant alors que j'aimerais aller plus lentement. Qu'importe, notre plongée est presque exemplaire tant nous arrivons à rester ensemble pour partager tous les repérages malgré les profondeurs différentes. Progressivement, je remonte vers leurs 15-16 mètres de profondeur, et même si nous sommes loin derrière les autres et qu'ils ont effrayé tortue et requin par leur passage, nous sommes comblés par le mur de corail, endroit idéal pour les nudibranches que nous savons tous les deux repérer. La dernière plongée de la journée est annulée pour cause de courant, et je fais donc une sieste à l'ombre. Une fois le bateau amarré au bord d'une île pour une excursion sur une belle plage de sable blanc poudreux, Anke et moi sommes les seuls à partir au coucher du soleil faire un dernier snorkeling. J'avais espéré un instant pouvoir aller jusqu'à des dauphins visibles du bateau, mais une fois dans l'eau je ne les aperçois plus, et vais donc à la recherche du récif avec ma "nageuse est-allemande". Il fait déjà sombre, donc nous ne voyons plus aussi bien le corail, mais j'aperçois tout de même un requin de récif à pointe noire qui s'enfuit sans qu'Anke ne puisse le voir. Ca fait donc 3 fois sur 3 que nous nous retrouvons a la surface de l'eau apercevant un requin, la dernière étant à l'issue d'une plongée quand nous attendions d'être remorqués et qu'Anke a aperçu et signalé un requin passant juste a côte de nous(le remorquage a d'ailleurs été épique car j'avais Alison et Anke accrochés à chaque bras, et je supportais sans le savoir tout leur poids en tirant sur la corde du zodiac). Repérant un autre requin, je m'empresse de le signaler à Anke un peu éloignée, et parviens à lui couper la route vers le large pour le ramener vers le récif peu profond dans la direction d'Anke. Elle accélère à sa poursuite alors que je ralentis déjà un peu ne voyant rien dans son sillage. Folle course face à une bête bien plus rapide, mais cette minute de nage nous a passionné. Elle repère ensuite une pieuvre se réfugiant dans son rocher - nous serons donc les seuls a en avoir vu, mis a part les quelques plongeurs auxquels j'en avais signalé une le premier jour. Nous partageons un grand intérêt pour ces créatures si intelligentes. Je taquine la bestiole avec le bras du flash de mon appareil, et elle l'agrippe avec une force imbattable. Un peu plus tard, je reviens à égalité en repérant une pieuvre à mon tour, qui se cache dans son trou peu après qu'Anke l'ait vue. Nous continuons à explorer malgré la visibilité réduite, et à une bonne distance l'un de l'autre. La plage distante est dans l'ombre depuis que nous avons quitté le bateau, donc je me dis que je ne rate rien, alors qu'Anke me fait de grands signes loin de moi. Je la rejoins à toute allure, et vois la murène qu'elle a repérée. Enfin, je pars finir ma pellicule avec une photo du bateau devant le ciel sombre parcouru de quelques stries roses. Je nage sur le dos en attendant qu'Anke me voie et comprenne que je reviens au bateau - nous rentrons en silence, puis je l'asperge un dernier coup avec la douche fraîche sur l'arrière du bateau.
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